mardi 13 avril 2010

Morse : Let the right one in, de Tomas Alfredson (Suède, 2009)



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Petit conte de vampire bergmanien



 



Note :
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« Crie ! Crie comme une truie ! » Les premiers mots de « Morse », énoncés par un petit garçon blond avec un couteau à la main, donnent tout de suite le ton d’un film où se mélangent sans
discernement les concepts antagonistes de bien et de mal, d’innocence et de cruauté, de victime et de bourreau, de vie et de mort… Un peu finalement comme si le film cherchait à tracer la
frontière ténue entre le monde d’une enfance idéalisée mais erronée et le monde des adultes, présents mais errants, comme s’ils n’étaient déjà plus vraiment là… Une sensation d’ambiguïté irrigue
ainsi le film dès les premières images, surtout lorsque l’on apprendra peu après que ce petit garçon mime en réalité le désir de vengeance qu’il a à l’égard des autres enfants qui le maltraitent
à l’école… Il s’appelle Oskar et c’est un enfant très solitaire et refermé sur lui-même. Au fil de l’histoire, il va se faire une amie, la seule, qui se prénomme Eli. Cette dernière cristallise
assez puissamment les différents paradoxes existentiels de l’œuvre de Tomas Alfredson. Elle est en effet un vampire, ce qui la place à la fois dans la vie et dans la mort, et la scène où on la
voit tuer un homme pour se nourrir de son sang, puis pleurer aussitôt de culpabilité sur son corps défunt, l’érige à la fois en bourreau malgré elle et en victime de sa propre faim, l’obligeant à
tuer pour continuer d’exister…

Le titre original du film le rapproche de son origine littéraire, puisque « Morse » est l’adaptation d’un roman de John Ajvide Lindqvist, qui signe d’ailleurs aussi le scénario. « Låt den rätte
komma in », fidèlement traduit en anglais par "Let the Right One In" est une référence explicite à une chanson du chanteur de rock Steven Patrick Morrisey, intitulée "Let the Right One Slip In".
A double sens, la formule évoque à la fois la mythologie du vampire, qu’il faut inviter à rentrer dans son foyer pour qu’il puisse en franchir le seuil, mais désigne également le principe
d’élection entre les individus, la capacité de chacun à « choisir la bonne personne » que l’on souhaite voir rentrer dans notre vie pour mieux la partager… C’est ce que fera Oskar et Eli, en se
choisissant tous les deux mutuellement.

Mais avant de pousser plus loin l’analyse sémantique de « Morse », il convient de souligner sa forme extraordinaire et sa beauté plastique absolue. D’une poésie infinie, la mise en scène est
impeccable, d’une fluidité lente et cotonneuse, privilégiant les plans larges, voire les plans séquences parfois, pour filmer des personnages figés et perdus dans l’immensité neigeuse et nocturne
de la Suède… Un style précis, glacé, qui transforme le film en forme d’épure magistrale. Peu de dialogues, remplacés souvent par ses sons (bruits de bouches et de respiration, ventres qui
gargouillent…), des nappes sonores qui favorisent l’immersion complète du spectateur, subtilité des enchaînements, jeux de transparence, d’empreintes de doigts qui disparaissent sur une vitre
gelée… Tout confine à offrir au long métrage ce sentiment d’ « inquiétante étrangeté », qui le rend tellement fascinant et unique.

On peut lire dans « Morse » comme un conte cruel sur l’enfance. Les enfants sont filmés comme des petites êtres morbides et avides de violence, ce qui contraste avec leur douce apparence pleine
de candeur… Oskar est malmené par ses camarades de classe, qui n’hésitent pas à l’humilier ou à le frapper. Quand l’un d’eux l’« abîme » au visage, sa joue se recouvrant doucement de sang, sa
seule préoccupation n’est pas de savoir si Oskar a mal, mais la peur de se faire gronder par la mère de ce dernier, comme si Oskar n’était finalement qu’un objet, la propriété de quelqu’un
d’autre que l’on aurait détériorée… Alfredson cherche à nous montrer ce qui peut se passer dans les esprits torturés et souvent amoraux des enfants, ce qui est probablement plus proche de la
vérité que l’image innocente que l’on livre généralement du monde enfantin. Le visage d’Oskar lorsqu’il parvient enfin à avoir le dessus sur celui qui le maltraite, lançant un sourire
d’autosatisfaction victorieuse devant sa « victime » à ses pieds alors qu’il vient de lui crever l’oreille, est en cela terrifiant ! L’intérêt mortifère des enfants est également parfaitement
montré par les coupures de journaux qu’Oskar rassemble dans un cahier, comme passionné par des histoires horribles de faits divers violents et meurtriers… Le jeune garçon est filmé comme un être
à part, profondément seul au monde, exacerbant finalement ce que ressentent tous les enfants un jour ou l’autre…

« Morse » peut aussi être vu comme une bouleversante histoire d’amour. Mais une histoire d’amour absolument pure et désexuée, entre deux jeunes enfants prépubères… Ce qui rend les sentiments
peut-être encore plus forts et sincères, et l’étreinte d’Eli par Oskar, debout dans la neige, n’est rendue que plus belle et plus gracieuse par sa maladresse même… Paradoxalement, la sensualité
de leur union demeure très sensible dans de nombreux plans : on pense surtout à la scène où Eli vient rejoindre Oskar jusque dans son lit, la nuit, se dénudant complètement et laissant glisser sa
main lentement sur son bras… Très pudique et pourtant très chargé érotiquement ! Quand on y pense, cet amour est de toute façon voué à être perturbé par le sexe tôt ou tard, car Oskar grandira et
ses pulsions finiront par venir le travailler. Eli, elle, ne grandira jamais et demeurera la même petite fille, ce qui imposera au garçon quelques mouvements pédophiles dérangeants et
déconcertants… On ne peut ignorer aussi le plan furtif sur le sexe d’Eli, qui n’est pas celui d’une petite fille, mais bel et bien une cicatrice marquant l’absence d’organes mâles. Car dans le
roman de Lindqvist, Eli est en réalité un petit garçon castré, et il n’est pas innocent pour le cinéaste d’avoir doublé la voix de l’actrice incarnant Eli par une voix plus grave. Tout cela
teinte alors la relation des jeunes enfants de pulsions homosexuelles diffuses et refoulées. A deux reprises, on entend Eli demander à Oskar s’il l’aimerait quand même si elle n’était pas une
fille. Encore une fois, plusieurs lectures possibles s’offrent aux spectateurs : parle-t-elle de son statut de vampire ou de petit garçon émasculé ? Quoi qu’il en soit, Oskar semble au-delà de
tout cela : il aime Eli plus que tout et va même finir par tout quitter pour elle… Peu importe l’âge qu’ils ont ou qu’ils auront plus tard, peu importe le sexe ou le sang, leur amour transcende
toutes les frontières du corps et de l’âme. Tout est affaire d’« élection », comme on l’a dit précédent, un peu comme entre Montaigne et La Boétie : « parce que c’était lui, parce que c’était moi
»… Il s’agit de laisser venir à soi la bonne personne.

Bien sûr, le film de Tomas Alfredson présente également les éléments nécessaires pour être apprécié comme un film d’horreur. Mais là encore, il possède des caractéristiques typiquement propres à
lui-même, proposant quasiment de réinventer le genre ! Tout en conservant de nombreux aspects du « mythe » vampirique, il propose une vision très novatrice de ces créatures sanguinaires. Eli est
un vampire enfant qui a besoin d’un humain pour la cacher et la nourrir. Quand son protecteur meurt, elle voit en Oskar celui qui pourra prendre sa place… Un détournement intéressant est aussi
celui contenu, une fois encore, dans le titre original du film, c’est à dire celui d’inviter le vampire à rentrer chez soi pour qu’il puisse le faire : ici, le vampire peut rentrer, mais se vide
de son sang s’il n’a pas l’autorisation. La scène est impressionnante, malgré des moyens et effets spéciaux somme toute plutôt modestes. Toutes les scènes d’horreur sont d’ailleurs d’une
intelligence et d’une efficacité incroyable, tout ça justement grâce à leur discrétion toute furtive et à leur stylisation proche de la sublimation… Chaque démonstration de violence possède ainsi
une fulgurance incroyable et une précision visuelle remarquable ! Un bras ensanglanté qui sort d’une porte entrebaîllée laisse imaginer avec effroi ce qui est en train de se passer juste
derrière, mais que l’on ne voit pas. Quant à la scène finale dans la piscine, elle va très certainement vite devenir un modèle du genre : filmée en plan séquence subaquatique, tout passe par le
sensation et la suggestion, par le ressenti du jeune Oskar, qui comprend peu à peu ce qui est en train d’arriver en surface… mais dont on ne voit finalement que le résultat, soit des jambes qui
sont traînées à la surface de l’eau, puis un bras tranché qui lui passe devant le visage. Eli le tire alors hors de l’eau, dans tous les sens du terme. Tous les deux se regardent avec l’intensité
d’un amour indescriptible et se sourient. La caméra se focalise sur les yeux d’Eli, faisant l’économie de ses canines de vampires à l’écran et laissant encore une fois « imaginer » au spectateur
son sourire… D’une intelligence et d’une beauté renversante !

Au final, chacun verra dans « Morse » le film qu’il veut bien lui révéler, tellement le brassage des genres et des thématiques est subtil et délicat. Alfredson parvient en effet à une synthèse
parfaite entre le film d’auteur et le film de genre, entre l’horreur et le drame sociologique, entre le drame et la comédie noire, entre l’innocence de l’enfance et sa cruauté la plus atroce…
C’est en tout cela que ce petit chef d’œuvre cinématographique, probablement le plus stimulant de ces dernières années, est un véritable concentré d’ambiguïté. De nombreuses questions sont posées
et une multitude de réponses possibles s’offrent au choix du spectateur, qui possède alors tout le loisir de « faire » lui-même son film à chaque visionnage de « Morse ». On peut notamment se
demander si le père d’Oskar, divorcé, recevant à son domicile la visite incongrue d’un autre homme à qui il présente son fils, n’est pas en réalité homosexuel ? On pourrait parler encore de
l’homme âgé avec qui Eli arrive dans son nouvel appartement, son « protecteur » qui finira par renoncer à la vie, et que l’on peut voir comme une projection de ce que deviendra plus tard Oskar :
une sorte de vieux pédophile resté amoureux d’une gamine de 12 ans… On peut se demander aussi si Eli existe véritablement ou si elle n’est finalement vivante que dans les fantasmes d’Oskar, un
peu comme si ce garçon très solitaire s’était inventé une amie imaginaire… Et puis il y a enfin le merveilleux épilogue du film, qui permet de refermer ce monument du septième art sur une fin des
plus ouvertes, laissant nos imaginations prendre le relais de l’histoire encore à venir…



 




morse dvd



 



Disponible en DVD



 



Mise en perspective :



- Nouvel an et palmarès 2009



- 21 films pour le 21e siècle































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16 commentaires:

  1. Je n'ai pas été aussi ébloui que les autres. Le côté scandinave se resent à chaque minute, une sorte d'autre monde lancinant et mystérieux enveloppe le film. La mise en scène ajoute un peu de
    poésie. Le problème réside dans un scénario convenu qu'on a l'impression d'avoir déjà vu 1000 fois dans divers genre cinématographique ; un garçon solitaire et timide tête de turc à l'école
    rencontre son premier amour qui n'est pas celle qu'on croit, grâce à elle il va prendre de l'assurance (un peu). Il ya des meurtres mais on ne voit jamais la police (bizarre non ?!). Le point
    fort réside essentiellement dans la relation entre les deux enfants de 12 ans et une réalisation entre réalisme et poésie... 2 étoiles pour moi.

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  2. Excellent film qui se bonifie a chaque visionnage.


    Un vrai film de vampire plein de poesie !

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  3. Hello Phil,


    Je suis impressioné par l'éloquence de ta critique, on sent que tu as vraiment aimé le film. Par contre, pour ceux qui ont vu "Délivrance" mais pas ce "Morse", j'éviterais de dire que "Crie comme
    une truie" donne le ton du film. Ils pourraient se faire de mauvaises idées sur le contenu La réplique est tout de même
    associée à une scène "culte" bien spécifique...

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  4. La vache !! tu as été bigrement inspiré !


    Beau papier !


     


    Et chef d'oeuvre incontestable !!!


     

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  5. tout simplement, le meilleur film de vampires jamais réalisé. Oui, carrément !

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  6. nom d'une truie ca donne envie! et ca se trouve en dvd ce film??

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  7. MOOOOOOOOOOOOORRRRRRRSSSSSSSEEEEEEEEEEEEEEEE!!!!!


    mon film préféré de l'an dernier !!! tu en fais une critique des plus completes. Je l'ai acheté depuis en dvd, mais je ne l'ai pas encore revu.


    Sur la transsexualité, j'ai entendu l'idée par le réalisateur. J'avoue ne pas avoir cogité à ca, malgré les indices. Je suis resté pour une fois assez premier degré, ne pensant même pas aux
    conséquences pédophiles potentielles. Non car j'étais trop embarqué, trop ensorcellé pour en avoir conscience. un deuxième visionnage me fera du bien.


    Mais quel film !!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!

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  8. Eh bien, voilà qui ne manque pas d'inspiration ! Il est vrai que "Morse" délie les langues en la matière tant il regorge d'idées talentueuses. La question de la soumission est effectivement
    au coeur même du film puisqu'elle s'inscrit à la fois dans un rapport d'amour (Oskar et Eli) que dans un rapport conflictuel d'opposition (Oskar et ses copains d'école). On est pas si
    éloigné de "Délivrance" où le rapport conflictuel était d'abord un rapport social pour devenir un rapport bestial. En invitant quelqu'un à entrer chez soi, on courbe l'échine :
    c'est un signe de soumission.  "Toutes les scènes d’horreur sont d’ailleurs d’une intelligence et d’une efficacité incroyable, tout ça justement grâce à leur discrétion toute furtive et
    à leur stylisation proche de la sublimation… " Tu as parfaitement raison de rendre hommage à la mise en scène qui, par ses effets elliptiques renvoie à l'école de l'épouvante de Val Lewton
    magnifiée par les films de Jacques Tourneur. L'importance du son dans le film est aussi capital, c'est ce qui donne à la scène de la piscine une grande partie de sa puissance.

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  9. salut


     


    mon coup coeur absolu de 2009 et de ces 10 dernières années voire plus


    je l'ai vu au cinéma


    je l'ai en dvd


    et je viens de l'acheter en BR


     


    l'histoire d'Eli et d'Oskar est l'une des plus touchantes que j'ai eu l'occasion de voir au cinéma


     


    je suis tombé sous le charme de cette pépite du 7ème art

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  10. une photo plus récente de nos deux héros


     


    "

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  11. Comme d'habitude, ton style d'ecriture est parfait. J'admire des critiques comme toi, pinksataniste ou alex mathis qui savent traduire les sentiments avec des mots aussi variés. Vraiment un grand
    bravo !


    Ton papier, très fournit (et encore une fois très bien ecrit) m'a fortement donné envie de voir ce film.

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  12. Ce film est un chef d'oeuvre, je l'ai vu 2 fois, et ça c'est le test qui ne trompe pas. Entre temps, j'ai lu le livre : très étonnant, car beaucoup plus explicite. On en apprend beaucoup plus sur
    Hakan (réel pédophile) qui ne meurt part après sa chute par la fenêtre, il y a des personnages carrément absents du film (Tomas) et on fait même une incursion 200 ans en arrière en revoyant la
    scène ou Elias devient .... Eli. Très instructif et plaisant.

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  13. Ce film est absolument sublime ! Belle chronique en plus...

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  14. Je l'ai enfin vu. Et je comprends mieux l'engouement autour de ce film !!
    Les fans de Twilight peuvent aller se rhabiller !!!

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  15. Une chronique je pense pas... peut-être un pied de nez aux fans de Twilight :)

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  16. C'est aussi ta critique passionnée qui m'a donné envie de découvrir ce film sublime et je l'ai enfin vu il y a à peine quelques jours. Ouah, je n'y ai perçu aucun aspect "horreur" pour ma part,
    rien que de la beauté et de la subtilité à chaque instant... Et puisque tout le monde ne parle que des enfants, un mot sur les adultes du film que j'ai tous trouvés très touchants aussi : le père
    d'Oskar pour sa complicité avec son fils malgré leur séparation, le "serviteur" d'Eli qui est prêt à tout par amour, le groupe d'amis visiblement affecté par la disparition de l'un des leurs
    après qu'Eli ait dû se résigner à le tuer pour se nourrir (d'habitude, on s'en fout un peu des victimes dans les films de vampires, mais pas ici, c'était chouette!), et bien sûr la pauvre femme
    qui survivra malheureusement à son assaut... Mais on est d'accord, le plus remarquable est déjà parfaitement évoqué tout au long ta superbe critique :) 


     


    Oh, le petit Kåre Hedebrant a bien grandi finalement, non ? On l'a vu récemment incarnant Tobias l'ado amoureux de la série Real Humans...

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